Les appellations sur le plateau de l’Entre-deux-Mers
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Pour comprendre cette carte, il nous faut analyser en détail les appellations déclarées par les producteurs dans les systèmes juridiques d’avant et d’après la création du Comité National des Appellations d’Origine (devenu Institut National). Nous avons pour cela procédé à l’ analyse des statistiques fournies par Féret en 1874 puis de manière plus fouillée des déclarations des années 1924/1925 et 1939 (Archives départementales de la Gironde, série M, sous-série 6M, cotes 1711 à 1720 puis 1786 à 1791).
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’Entre-deux-Mers est déjà bien loin de présenter un visage homogène, même en excluant les régions qui plus tard bénéficieront d’appellation d’origine plus localisée.
Le nord de la presqu’île, à proximité de Bordeaux produit surtout des vins rouges, de côtes ou de palus qui jouissent d’une bonne réputation et se vendent en primeur entre 300 et 500 fr. alors que les blancs, moins prisés ne dépassent pas 250 Fr. La situation est à l’identique ou presque dans les cantons des rives de Dordogne où les rouges de côtes ou de palus toujours se négocient à un niveau à peine inférieur, de 200 à 400 fr. quand les vins blancs n’obtiennent que 150 à 200 Fr.
Sur le plateau intérieur, dans le Créonnais central et oriental, dans le Pays de Benauge et dans le Sauveterrois où la production de vins blancs l’emporte notoirement, les vins blancs ne dépassent jamais 120 Fr., descendant souvent à 80 Fr. alors que les rouges, peu nombreux à être commercialisés, s’enlèvent entre 150 et 200 Fr. toujours le tonneau nu, et peuvent atteindre 250 à 300 fr. Dans chaque commune ou presque, l’ouvrage de Féret mentionne un ou plusieurs propriétaires, qui, à partir de cépages fins, produisent ainsi des vins dont la qualité est sans comparaison avec celle de la majorité des vins blancs. Grosse productrice de vins blancs médiocres destinés à la distillation le plus souvent, l’Entre-deux-Mers recèle donc dès cette époque des vignobles de vins rouges de qualité, majoritaires au nord, minoritaires mais non moins représentatifs d’un patrimoine local sur tout le plateau et pour être complet sur les coteaux dominant la Garonne dans le Réolais.
Avec le XXème siècle, la situation change considérablement suite à une la plus grande ouverture des exploitations et à la mise en place d’une législation de plus en plus précise.
Les années 1924/1925 assez fortement productrices obéissent au système d’appellation d’origine régie par les lois du 6 mai 1919, c’est à dire des délimitations par voie judiciaire. En réalité ont reprend les découpages géographiques qui avaient été définis avant la Première guerre mondiale et l’Entre-deux-Mers viticole correspond alors au centre du plateau calcaire dont sont détachées les vignobles périphériques.
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Vin rouge (hl) |
dont E2Mers |
Vin blanc (hl) |
dont E2Mers |
St-Germain-du-Puch |
2275 |
2275 |
16750 |
16750 |
Ambès |
639 |
225 |
632 |
293 |
Cantois |
103 |
103 |
2657 |
2657 |
La Réole |
321 |
321 |
776 |
776 |
Ambarès |
2986 |
1105 |
502 |
250 |
Beychac-et-Caillau |
756 |
366 |
1087 |
936 |
Roquebrune |
453 |
656 |
1022 |
856 |
Tableau 1: Déclarations de récoltes en 1924
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Vin rouge (hl) |
dont E2Mers |
Vin blanc (hl) |
dont E2Mers |
St-Germain-du-Puch |
5668 |
5668 |
1255 |
1255 |
Ambarès |
5142 |
5142 |
4391 |
4391 |
Sauveterre-de-Guyenne |
289 |
289 |
2424 |
2424 |
Le Puch |
148 |
148 |
6242 |
6242 |
Beychac et Caillau |
1043 |
583 |
2558 |
1425 |
Mérignas |
1112 |
1112 |
5680 |
5680 |
Blasimon |
60 |
60 |
1631 |
1631 |
Tableau 2 : Déclarations de récoltes en 1925
C’est dans ce cadre géographique (qui correspond d’ailleurs à celui de la fin du XIXème siècle) que sont analysés ici les volumes de vin déclarés en fonction des appellations que les viticulteurs eux-mêmes avaient le droit de revendiquer, quitte à eux à en justifier l’emploi si leurs dires étaient contestés)
La première remarque réside dans le petit nombre de communes qui, d’après les seuls documents disponibles, revendiquent une appellation d’origine quelconque, celle-ci étant mentionnée il est vrai dans la colonne « observation » des formulaires récapitulatifs des déclarations de récolte. Dans l’état de cette documentation disponible on ne peut raisonner que sur ces cas d’espèces à savoir celui de sept communes tant en 1924 qu’en 1925 mais qui ne sont pas toujours les mêmes d’une année à l’autre. Ce fait ne laisse pas d’étonner : si les communes d’Ambarès, de Beychac-et-Caillau ou de Saint-Germain du Puch déclarent revendiquer des appellations tous les ans, pourquoi Cantois (canton de Targon) ou Roquebrune (canton de Monségur) ne le font-elles qu’en 1924 et y renoncent l’année suivante ? ou à l’inverse pourquoi Mérignas et Le Puch ne l’inaugurent qu’en 1925 ?
Une réponse possible à cette question viendrait peut-être du fait que beaucoup de viticulteurs vendaient leur vin en vrac au négoce, de Bordeaux ou d’ailleurs, lui laissant alors le soin de baptiser le vin à sa guise, souvent de sa marque d’ailleurs ; le viticulteur était alors satisfait d'avoir vendu sa récolte. Peut-être ne faut-il pas non plus négliger la crainte de taxes supplémentaires en fonction des appellations revendiquées.
Plus intéressant sans doute est le fait que dans certaines communes tous les viticulteurs revendiquent une appellation et pour la totalité des vins produits, tant en rouge qu’en blanc. En 1924 ce fut le cas de trois communes sur les sept, en 1925 de cinq (toujours sur sept). Rien n’interdit de penser que d’une année sur l’autre, au fur et mesure que l’on progressait vers 1936, le nombre de viticulteurs et de communes qui firent cette démarche ait augmenté lentement.
Les quelques centaines de viticulteurs qui demandent une appellation en 1924 ou 1925, revendiquent dans l’ensemble une assez grande variété de noms. A coté de ceux -rares- qui ne mentionnent que le nom de leur cru, existent ceux plus nombreux qui pratiquent un véritable emboitement de désignations : celles-ci peuvent aller du nom du cru particulier ou du lieu-dit, suivi de celui de la commune, de celui d’Entre-deux-Mers et enfin de celui de Bordeaux. Le cas le plus fréquent cependant reste celui de l’emboîtement nom de la commune / nom de la région comme Ambarès / Bordeaux ou plus encore celui d’Entre-deux-Mers / Bordeaux.
Dans la pointe de l’Entre-deux-Mers cependant, à savoir à Beychac-et-Caillau et à Ambarès le terme de « graves » est souvent revendiqué mais toujours en association avec le nom de la commune et enfin de Bordeaux.
Dans cet ordre d’idée l’expression Entre-deux-Mers presque systématiquement employée en association avec telle ou telle autre dénomination dénote une forte appartenance patrimoniale et une signification identitaire, analogue à celle voisine mais différente de Côte, voire de Graves. Elle est d’autant plus liée au terroir qu’elle s’applique quasi indifféremment au vin blanc et au vin rouge, à tout le moins en proportion identique dans la commune. Saint-Germain-du-Puch est à cet égard un cas limite mais exemplaire : tant en 1924 qu’en 1925 tous les viticulteurs de la commune revendiquent une appellation, en rouge comme en blanc, et tout l’est en appellation Entre-deux-Mers. On retrouve le même cas de figure à Sauveterre-de-Guyenne en 1925.
Ailleurs ce n’est qu’une petite partie du total des vins récoltés qui est déclarée en appellation et le pourcentage peut-être variable, de l’ordre du dixième pour Ambarès, à la moitié pour Roquebrune. Et dans les volumes des appellations déclarées, la part de l’appellation Entre-deux-Mers est elle aussi variable : mais en règle générale, c’est cette dénomination qui l’emporte en volume et en nombre de viticulteurs concernés.
En tout état de cause l’analyse des cas recensés montrent une situation analogue pour les vins rouges et les vins blancs, même si les volumes globaux de vin blanc sont en général largement supérieurs. Le constat est là : dans ce pays de vin blanc, lorsque les producteurs revendiquent une appellation, ils demandent le plus souvent le label Entre-deux-Mers-Bordeaux et ce aussi bien pour leurs vins rouges que pour leurs vins blancs.
Et ce n’est qu’après l’instauration du décret de l’appellation d’origine contrôlée Entre-deux-Mers en 1936, réservée aux seuls vins blancs, que la situation évolua sensiblement en fonction même de ce fait nouveau.
Effectivement les formulaires récapitulatifs des déclarations de récoltes de 1939, les derniers avant la guerre et surtout les plus complets depuis la création officielle des AOC, donnent une image très instructive de la perception de leurs terroirs, de leur vin et de la loi par les viticulteurs de la zone.
Ainsi sur 125 communes pour lesquelles les informations ont pu être relevées car conservées aux Archives départementales de la Gironde, 90 revendiquent désormais l’appellation Entre-deux-Mers pour les vins blancs, 70 pour la totalité de leur récolte AOC, les autres optant pour les appellations Bordeaux ou, plus rare, nom de commune + Bordeaux (Montussan-Bordeaux, Ambarès-Bordeaux...). Rien de bien surprenant, puisque l’AOC locale est une appellation de vins blancs.
Beaucoup plus surprenant est le fait que parallèlement, la plus grande partie de ces mêmes viticulteurs déclarent en appellation Entre-deux-Mers ceux de leurs vins rouges qu’ils jugent dignes d’une AOC ; 57 communes revendiquent exclusivement cette reconnaissance, 16 l’utilisent partiellement , toujours avec celle de "Bordeaux"; cela concerne donc près de 60 % des communes étudiées. Il n’est par ailleurs pas inintéressant de constater que dans la grande majorité des cas ce sont les mêmes communes qui revendiquent en blanc et en rouge l’appellation Entre-deux-Mers.
Géographiquement, la zone apparaît encore une fois assez hétérogène avec un découpage de la zone en quatre bandes ouest-est avec au nord, le proche Entre-deux-Mers où la revendication est faible, puis le Créonnais et les coteaux de Dordogne où la demande pour une appellation en rouge est forte, alors que les pays de Targon et Sauveterre paraissent davantage se satisfaire de la législation ; au sud-est se retrouve, en moins marqué, une demande de labellisation territoriale plus fine des vins rouges.
Quelles enseignements tirer de cette analyse aux résultats assez inattendus ?
Tout d’abord, nous constatons que seulement trois ans après les décrets, la notion d’appellation paraît bien ancrée puisque la grande majorité des communes, et donc des viticulteurs les revendiquent. Certes il est possible de disserter sur la qualité des vins pour lesquels elle est avancée mais le fait est indiscutable.
Il est possible de voir aussi dans les déclarations en Entre-deux-Mers rouge une ignorance de la législation ; mais à une telle échelle cela nous paraît bien improbable...
Plus sûrement, il faut y voir:
Ce rapide survol de l’évolution des productions de vins rouges et de vins blancs dans la zone d’appellation d’origine contrôlée Entre-deux-Mers depuis principalement la fin du siècle passé montre notoirement que la patrimonialité des vins rouges de la région est pratiquement aussi affirmée que celle des vins blancs, les premiers étant même dans toute la zone nettement mieux rémunérés dans la seconde moitié du siècle passé que les seconds alors destinés à la distillerie le plus souvent.
C’est pour des raisons très conjoncturelles, principalement le succès outre-Atlantique mais aussi dans les cafés parisiens des petits-blancs moelleux aux lendemains de la Première guerre mondiale que les responsables viticoles locaux, sans vision à long terme -est-il possible de le leur reprocher- défendirent dans l’entre-deux-guerres les seuls vins blancs
Le crise contemporaine qui touche la majeure partie du vignoble bordelais est particulièrement marquée dans les terroirs dédiés aux appellations "bordeaux", ceux pour lesquels l'encrage territorial est le moins fort, jugés comme pourvoyeurs de vins de bas de gamme par les consommateurs.
Or c'est, nous apprend la géohistoire, en valorisant la dimension territoriale que les vins de Bordeaux se sont le plus souvent sortis d’une phase de crise… les privilèges de Bordeaux au Moyen âge, le territoire « Bordeaux » au début du 20ième siècle, les AOC après la crise des années 30… (voir à ce sujet vignoble et histoire, article joint). Ne faut-il pas dès lors rechercher d’abord à valoriser cette dimension territoriale en confortant le fonctionnement des territoires plutôt que celui des aires d’appellation ? Cela implique sans doute de prendre en compte toute la complexité de cette dimension territoriale en rejetant l’hégémonie de l’économie pour prendre en compte les autres dimensions du territoire et tout particulièrement le social. N’est-ce pas à ce titre que l’on pourra prétendre assurer la durabilité de la viticulture girondine ?
Pour maintenir en vie cette activité essentielle au bon fonctionnement de la plus grande partie des territoires girondins, ne faudrait-il pas engager une réflexion sur l’avenir de ces territoires vitivinicoles ? La survie de nombre d’entreprises et avec elles tout le tissu socioéconomique qui les accompagne ne dépend-elle pas de la mise sur pied de véritables contrats de développement local durable liant les collectivités territoriales concernées (Région, Département, Pays et Communauté de communes) et les filières locales vitivinicoles ? Cela n’implique-t-il pas de donner toute sa place à une véritable gouvernance locale permettant adaptation au contexte toujours particulier et assurant une meilleure réactivité face aux changements nécessaires ? L’activité viticole n’est-elle pas devenue au fil des siècles un patrimoine collectif qu’il faut gérer collectivement pour le bien de tous ? Il faut donc la conforter en déclinant au maximum les possibilités de ce patrimoine (œnotourisme ancré dans les territoires). Mais parallèlement elle n’a jamais été aussi prépondérante dans le paysage girondin et ne faudrait-il pas songer à de possibles diversifications ?
C’est enfin en cherchant à répondre aux sollicitations du marché que les vins de Bordeaux ont réussi à surmonter la crise du « claret » suite à la nouvelle demande anglaise au cours du 17ième siècle. C’est en requalifiant les vins de Bordeaux pour répondre au marché en développement des vins de qualité que le vignoble bordelais a acquis sa suprématie au cours du 20ième siècle. Plutôt que vouloir imposer au Monde le standard AOC « bordeaux », le vignoble bordelais ne doit-il pas chercher aussi à s’adapter à l’évolution d’un marché marqué par la chute des vins de CC et la mondialisation ? Ne doit-il pas produire non seulement des vins typiques de Bordeaux pour la clientèle de connaisseurs mais aussi des vins plus standardisés tels les vins de cépages pour les autres? Le marché est aujourd’hui au moins dual et Bordeaux ne doit-il pas alimenter les deux créneaux pour écouler son importante production ? Peut-il espérer écouler 6 millions d’hectolitres de vins super prémium, ce que devraient sans doute être les vins AOC ? Cela passe bien sûr par une réflexion sur les AOP / IGP et les vins de table. Cela passe sans doute par une interprofession régionale unique pilotant une judicieuse et variable gestion des équilibres en ces différents créneaux productifs pour les adapter à la demande.
Ce chapitre 6 est largement repris d'un rapport commandé au CERVIN, laboratoire de géographie de l'Université Bordeaux-Montaigne par le Syndicat des vins de Entre-deux-Mers et remis en avril 1997.
Ce rapport rédigé par Jean-Claude Hinnewinkel et Philippe Roudié, tous deux chercheurs au CERVIN, peut-être consulté sur le site du CERVIN
https://cervinbordeaux.monsite-orange.fr/page-5ddb6d765fb92.html
ou bien sur
http://mesgeographies.eklablog.com/1997-le-patrimoine-viticole-de-l-entre-deux-mers-a211792582