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De Sauveterre-de-Guyenne à Préchac, sur la route des « marques de tâcherons ».

Marques de tâcherons ou plutôt marques lapidaires des tailleurs de pierre.

La question des marques lapidaires a déjà été évoquée dans un précédent article concernant l'église Saint-Pierre-es-Liens de Sauternes. Il avait été fait référence à l'ouvrage de Viollet-le-Duc « Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XI éme au XVI ème siècle ». Dans un article, il avançait l'idée que ces marques gravées sur les pierres de parement prouvaient « évidemment que les ouvriers tailleurs de pierre, au moins, n'étaient pas payés à la journée, mais à la tâche... la maçonnerie de pierre se payait à la toise superficielle au maître de l'oeuvre, et la pierre taillée, compris lit et joints, à tant la toise de même à l'ouvrier. Celui-ci marquait donc chaque morceau sur sa face nue afin que l'on pût estimer la valeur du travail qu'il avait fait. » Du même coup, il affirmait que le passage à de nouvelles formes de salariat « à la journée » avait fait abandonner ce système de comptage dès le début du XIIIème siècle qui correspond localement à l'émergence du style gothique.

Tailleurs de pierre, vitrail du "Mauvais riche", cathédrale de Bourges.

Il convient sans doute de modérer ces affirmations autant sur la forme que sur le fond. De fait, on trouve ce genre de marques bien avant l'époque romane, dans la Grèce antique ou le monde romain, et bien après, au moins jusqu'au XVII ème siècle. L'apparition, la disparition et la réapparition de ces marques varie suivant les régions et les époques. Selon Karl Friederich la réapparition des marques à la fin du XIème siècle correspond au passage d’une économie rurale et domaniale à une économie monétaire. Les ouvriers bâtisseurs n’étant plus payés à la journée et en nature mais à la pièce et en espèces. La multiplication de construction d'ouvrages religieux et le recentrage sur la vie monastique sous la pression de Bernard de Clairvaux entrainèrent l’utilisation en nombre de plus en plus grand, de laïcs. Même si cette interprétation va dans le sens de Viollet-le-Duc, la présence ou l'absence de marques, leur multiplicité ou leur unicité appellent à se poser quelques questions.

Ainsi, dans l'article «  Les signes lapidaires dans la construction médiévale : études de cas et problèmes de méthode » (2) , Yves ESQUIEU et Andreas HARTMANN- VIRNICH affirment «  Plusieurs arguments militent contre cette interprétation pourtant toujours répandue dans les ouvrages de vulgarisation. Le fait que les pierres ne soient pas inscrites systématiquement dans un même édifice rend difficile un comptage par ce moyen. Il est tentant d'expliquer l'absence de signes incisés sur une partie des pierres d'une construction soit par la présence, à l'origine, de signes tracés éphémères... soit par la coexistence de différentes sources d'approvisionnement, soit par la signature d'un seul bloc pour un lot... les signes isolés désigneraient alors un ensemble de blocs correspondant à la longueur forfaitaire. En ce cas, un signe est censé valoir pour une longueur d'assise composée de plusieurs blocs, facturés à la semaine. »

Pour ce qui est de la signification de ces marques, dans une conférence intitulée « Les signes gravés sur la pierre – Les marques lapidaires des anciens tailleurs de pierre de Bretagne » (1), Jean-Paul Le Buhan affirme « La marque signifie, c’est un signe de culture. Elle signifie, mais sans connaissance de l’émetteur pas moyen d’en savoir beaucoup plus. Faut-il le dire, elles sont issues d’un monde où l’oralité régnait presque exclusivement. »

 

Tour d'horizon

Mon observation qui ne prétend pas à l'exhaustivité porte sur la visite de 33 églises romanes ; 16 sur la rive droite de la Garonne (3) et 17 sur la rive gauche (4). Onze d'entre elles seulement présentent à un ou plusieurs endroits sur leurs murs des incisions caractéristiques.

Sur cette carte, les églises portant des marques sont figurées en rouge.

 

Il est notable que la proportion d'églises portant des marques est plus importante rive droite et aussi qu'elles sont concentrées dans une zône largement en retrait du fleuve. La proximité de carrières et la qualité de la pierre (toujours exploitée), propices à une production plus « luxueuse » pourrait fournir une explication, de même rive gauche, entre autres à Préchac.

Les raisons pour lesquelles il n'a pas été posible de relever des marques sont diverses. Elles tiennent en premier lieu à la nature-même de la construction. Une partie de ces églises est bâtie en matériaux d'apparence assez grossière ou de mauvaise qualité. Ces le cas au nord de Bazas où, dès le XIème siècle, on édifie des églises en moellons, moins couteux que la pierre. (5) Dans certains cas, on réutilise des pierres provenant d'autres bâtiments détruits . C'est donc l'argument économique qui a joué dans ce cas précis.

Dans la plupart des cas cependant, la construction des murs met en œuvre une technique particulière.« Les murs sont construits en blocage de pierres cassées au marteau et noyées dans du mortier, ou en pierres d'appareil taillées régulièrement et disposées par lits horizontaux coupés par des joints verticaux. Les pierres, qui mesurent 1 pied sur 2, sont d'une manipulation facile. Toujours taillées avec une grande précision qui fait que les lits se poursuivent exactement d'un bout à l'autre de l'édifice, elles apportent à l'ensemble une unité et une échelle remarquables. C'est ce que l'on appelle le moyen appareil... Le mur est constitué par deux parements d'appareil entre lesquels est bourré du blocage de pierre et de mortier ; de place en place, des pierres plus longues pénètrent dans le blocage - les boutisses - ou même le traversent - les parpaings » .(6) Le mortier lui-même comprend deux parties de sable et une partie de chaux obtenue par cuisson de pierre calcaire dite pierre à chaux.

 

Construction de la Tour de Babel. Miniature de l'« Hortus delicarium »

Il est clair aussi qu'une bonne partie de ces églises a été remaniée au cours des siècles, quelquefois même le chantier à peine terminé pour cause de dégradations liées à la mauvaise qualité des matériaux. La plupart ont été agrandies au fil du temps et des modes, se voyant flanquées de bâtiments, de chapelles et d'absidioles ; le tout obérant la possibilité de relever de possibles marques. Souvent, ne restent visibles que l'abside et le portail, dument classés au répertoire des monuments historiques et protégés d'éventuelles dégradations.

 

Tentative de classement des relevés et observations

Ces relevés, encore une fois non-exhaustifs et sans doute incomplets, aboutissent à dégager des constantes, voire des typologies et des répétitions, sans qu'il soit hélas possible d'en tirer réellement des conclusions. Certaines de ces marques se répètent sur plusieurs bâtiments voisins, d'autres sont isolées. Quelques-unes, dont la signification est difficile à interpréter, ne figurent que sur une seule église.

Le classement, sans doute arbitraire, se fait dans quatre catégories : les croix, les « initiales », les « spirales » et les formes géométriques indéterminées.

Les croix

 

1-Croix latine ( Daubèze), 2-Croix légèrement pattée (Castelviel, Mourens), 3-Croix patonnée (St-Hilaire du Bois), 4- Croix « ansée » (Arbis, Soulignac).

Le motif de la croix est finalement très peu employé pour le marquage des pierres de parement. Le même motif se répète par deux fois sur des églises voisines (Castelviel/Mourens et Arbis/Soulignac), ce qui pourrait signifier que ces bâtiments ont pu être édifiés à la même époque et leurs pierres taillées par les mêmes « équipes » à défaut d'être de la main du même « tâcheron ». La croix dite « ansée » par commodité rappelle par sa forme la croix de vie égyptienne (Ankh) mais doit plutôt être considérée comme une forme abstraite.

Les initiales

1a- S (Mourens, Arbis, Saint-Martial, Castelviel, Préchac), 1b-Variante du précédent? (Mourens, Daubèze, Soulignac) ; 2-A (Arbis), 3&4-Variantes (Daubèze), 5-Variante (Arbis), 6&7-Variantes (Sauternes) ; 8-A ou V renversé (Sauternes), 9-V (Arbis), 10-V(Préchac), 11-V renversé?(Préchac), 12- T ou croix en Tau (Préchac) ; 13a&13b-P (Préchac), 14a & 14b-J (Préchac).

Le S est sans doute une des initiales les plus utilisées en tant que marque sur parements des églises romanes de la région. Qu'il soit levé, couché ou inversé, on le retrouve sur les murs d'au moins sept églises . C'est aussi une des rares marques qu'on retrouve des deux côtés de la Garonne. Une fois de plus, c'est une figure commune aux églises de Mourens et de Castelviel, ce qui renforce la sensation de gémellité des deux édifices. La répartition et la répétition du S sur certains bâtiments, à Mourens notamment, fait pencher du côté de l'hypothèse d'une signature commune à plusieurs tailleurs de pierre ou à un maitre d'œuvre faisant travailler plusieurs ouvriers, voire à un carrier, plutôt qu'à la marque d'un seul « tâcheron » qui aurait eu à se multiplier pour accomplir un tel ouvrage.

Le A est aussi fréquemment employé pour le marquage, mais la diversité des représentations, y compris sur le même chantier, laisse un doute quant à une origine commune. Il se peut aussi que dans certains cas il s'agisse d'indications pour le positionnement de la pierre dans l'appareil (4&7).

Il peut se poser la question de l'identification de la lettre comme dans le cas de ce qui pourrait être un A ou un V renversé à Sauternes, V dont la configuration n'a pas à voir avec les marques d'Arbis ou de Préchac. A ce propos, le V renversé de Préchac (11) peut tout aussi bien être une marque n'ayant pas à voir avec l'alphabet.

Les deux autres initiales, P et J, quoique présentant quelques différences et parce qu'elles ne se rencontrent qu'à Préchac indiquent une probable origine commune.

Spirales

1a&1b -(Mourens, Castelviel), 2 -(Soulignac), 3 -(Arbis), 4 -(Soulignac), 5a -(Mourens), 5b -Variante? (Sauternes), 6 -(Arbis, Soulignac, Roaillan), 7 -(St-Martial, Castelviel), 8 -(Sauveterre de Guyenne-Le puch), 9 -(Castelviel), 10&11 -(Sauternes), 12 -(Arbis), 13&14 (Arbis).

 

La spirale entre dans la composition de nombreuses marques. Simplement prolongée d'une ligne plus ou moins longue (6&7), terminée par un triangle (5a&5b) ou un crochet (8) elle peut prendre la forme d'un S ou d'un S inversé (2&3), d'ouïes de violon (1a&1b) ou de figures plus complexes (10,11,12,13&14). Les figures 1a et 1b se retrouvent, comme le S évoqué plus haut, indistinctement orienté à droite ou à gauche et en grand nombre à Mourens et Castelviel. Le positionnement « en miroir » de ces marques pose question. S'agit-il d'une même marque appartenant à un seul tailleur ou groupe de tailleurs ? Est-on en présence de groupes distincts marquant leur différence par l'inversion d'une même figure ? La question se pose aussi concernant 5a&5b gravés sur des églises situées au sud et au nord de la Garonne, sauf à prendre en compte le côté « nomade » des tailleurs de pierre de la fin du XI ème et début du XIIème siècle. Il en va de même pour la figure 6. Enfin, il faut signaler deux marques plus complexes, où la ligne qui prolonge la spirale est doublée et se termine par une double patte ou une forme de clef (13&14). A la fois proches et dissemblables, au delà du rôle de signature qui leur est généralement attribué, les deux marques pourraient avoir une fonction qui nous échappe.

 

Formes géométriques indéterminées.

 

1 -(Arbis), 2&3 -(Roaillan), 4&5 -(Castelviel), 6 -(Soulignac), 7 -(Mourens), 8 -(Soulignac), 9a&9b -(Sauternes), 10,11&12 -(Mourens), 13 -(St-Hilaire du Bois), 14 -(Préchac).

 

Ces marques dont les formes particulières ne se rapprochent pas clairement de celles évoquées plus haut ont la particularité de ne se rencontrer qu'à un seul endroit et ,à l'exception de 8, 9a&9b, la plupart du temps en un seul exemplaire. Certaines (2,3,10,11,12&13), par le nombre des éléments qui les composent et la façon dont ils sont combinés pourraient avoir eu une fonction particulière dans l'assemblage des parements (alignement, positionnement). Les figures 4&14 pourraient être des lettres T et F renversé sans aucune certitude. Les marques 8, 9a&9b sont apparentées par leur forme et au vu de leur répétitions, elles se rapprochent de ce qu'il est convenu d'appeler « marque de tâcherons ». Les marques 1,6&7 sont uniques. Le mauvais état de la pierre ne permet pas de dire si la courbe de la figure 5 se prolongeait et dans ce cas, si elle formait un cercle complet.

 

Bien entendu, cet article ne fait sans doute qu'effleurer la multiplicité de ces marques lapidaires et la complexité de leur interprétation. Il reste ouvert à toutes les propositions permettant de l'enrichir.

 

 

  1. Association pour la recherche et la Sauvegarde des Sites Archéologiques du Trégor – 1er février 2014.

  2. In Bulletin Monumental, tome 165, n°4, année 2007

  3. Saint-Martin de Sescas, Semens, Saint-Martial, Loupiac, Mourens, Castelviel, Saint-Hilaire du Bois, Daubèze, Arbis, Soulignac, Capian, Lestiac-sur-Garonne, Paillet, Rions, Le Puch (Sauveterre de Guyenne).

  4. Savignac, Brannens, Brouqeyran, Coimères, Mazères, Le Nizan, Roaillan, Fargues, Préchac, Sauternes, Budos, Pujols-sur-Ciron, Landiras, Illats, Saint-Morillon, Castres, Beautiran.

  5. Les églises médiévales du Bazadais méridional. Histoire et architecture. Cahiers du Bazadais n°189.

  6. Aubert Marcel. La construction au Moyen Age [Fin. III. Le chantier]. In: Bulletin Monumental, tome 119, n°4, année 1961. pp. 297-323

 

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